LA GRANDE PITIÉ DE LA JEUNESSE DU MONDE
par Georges Henein
A M. Louis Rougier, ces réflexions d’une jeune très approximatif.
La pitié de la jeunesse moderne, c’est qu’elle n’est plus jeune.
Son excuse, c’est qu’on ne lui permet pas de l’être – on redoute trop qu’elle le soit !
Tout est fermé devant elle. Elle est dans une souricière, la jeunesse. Elle ne peut ni reculer, ni avancer. Ou plutôt, si. Elle peut reculer, mais grâce au suicide. Elle peut avancer, mais grâce à la révolution. Le suicide est inutile et réprouvé par la morale. La révolution est utile et punie par les lois.
Entre ces deux formes de violence et de pessimissme – pessimissme, marche vers la délivrance, écrivait Sorel – il n’y a place pour rien d’autre qu’une morne attente du pognon venu d’en haut.
Arrivant dans un monde qui ne l’attendait pas, la jeunesse a la nette impression d’être superflue, indésirable, une sorte de treizième à table.
Comme si on avait le temps de s’occuper d’elle. Qu’elle patiente ! Quand elle sera assez vieille et assez humiliée, on la casera, au petit, au très petit bonheur, dans les bureaux qui fonctionneront encore, au service des sociétés civilisatrices et déficitaires en route vers zéro.
Certes, il ne s’agit pas de la fin du monde. Mais le monde en question ne saurait se sauver, c’est-à-dire retrouver un équilibre matériel et spirituel perdu, que sous deux manières, sous quelque forme qu’elles veuillent se manifester :
- ou bien s’arc-bouter au conservatisme, au classicisme, aux vieux lampions et redécouvrir le XXe siècle, et cela comporte le sacrifice de toute une jeunesse dont on bloque l’élan;
- ou bien aller à la révolution, en finir une foi et la bonne avec les systèmes, les disciplines, les économies, les préceptes et les lois, glorieusement consacrés par la faillite, la guerre et la misère; cette fois la parole et surtout l’action seraient à la jeunesse.
Deux processus donc, d’une tragique ampleur – tous les deux possibles. Dans le premier cas, il y aurait, si j’ose dire et j’ose, “sénilisation” de la jeunesse au profit de l’ordre établi, pis que cela, d’un Ordre dépassé auquel il conviendrait de faire retour.
Dans le second cas, il y aurait renovation, rajeunissement de toute la Société, au profit d’un ordre à établir. C’est là pour la jeunesse, une question de presence ou d’absence.
L’âge reel de l’homme – rien à voir avec l’état civil ! – cet âge reel est défini par l’action de l’Esprit sur la Matière. L’Esprit agit-il sur la Matière efficacement ? Lui impose-t-il des formes nouvelles ? En retire-t-il une utilité jusque-là inconnue ? Nous dirons qu’il est jeune, nous dirons qu’il est créateur. Est-il au contraire agit par la matière existante ? Se plie-t-il sans rebellion à ses injustices et à ses difformités ? Nous dirons qu’il est vieux sinon qu’il est mortel.
Aujourd’hui, au moment où toutes les capacitiés et toutes les rapacités s’ingénient à réparer une machine sociale parvenue au bout de sa course, ce n’est plus réparer qu’il faut, c’est créer. C’est insérer un esprit neuf dans une matière neuve. Et voilà quel serait le rôle épique de la jeunesse contemporaine, le rôle qu’on lui refuse parce qu’il est dangereux et que les vielles gens retranchées dans leurs pouvoirs respectifs – exécutif, législative, judiciaire, clérical, académique et boursier – abhorrent la création et le danger. On aimerait mieux la foutre toute entière en prison que de laisser la jeunesse créer. Personne n’ose ouvrir la souricière. Ou quand on l’ouvrira ce sera pour en voir sortir des citoyens pâles, polis et mal nourris, à binocle et calvitie, prêts à tous les emplois, trahison comprise. Mais gare si dans l’entre-temps, sautent les cloisons de la cage…
Et surtout la jeunesse moderne n’a aucun idéal à accomplir. Celle de 1830 se battit pour la liberté, celle de 1848 pour le suffrage universel, celle de 1900 pour Dreyfus, celle de 1915 pour une atroce illusion. Tout cela est périmé. Il ne reste plus rien. Rien d’humain. Mais il y a une chose devenue tellement difficile, tellement tragique, qu’elle prend la valeur et la force d’un idéal : vivre selon sa conscience, non plus selon le pognon …
La jeunesse ? Tout se ferme à son approche. Et elle n’ouvrira rien, qu’en forçant les serrures.
Mais elle est seule. Seule devant l’obstacle.
Seule devant l’avenir.
Et voilà peut-être sa plus grave détresse.
in Un effort n°48 (Le Caire, novembre 1934)
THE GREAT PITY OF WORLD YOUTH
by Georges Henein
To M. Louis Rougier,
Those reflections made by a rough youngster.
The pity of modern youth is that they’re not young anymore.
Their excuse : one soes not allow youth to be young – one even fears they could be young !
All is closed in front of them. The youth, they’re in a mousetrap. They cannot go back, nor ahead. In fact, they can. They can go backward, but only through suicide. They can go forward, but through of revolution. Suicide is useless and condemned by morale. Revolution is useful and punished by law.
Between those two kinds of violence and pessimism – pessimism, a walk to deliverance, wrote Sorel – there’s room for nothing else but a dreary waiting of dough coming from above.
Coming to a world which was not expecting them, youth has the distinct impression of being superfluous, undesirable, a bit like the thirteen guest.
Like we had some spare time to take care of them. Be patient ! When they’ll be old and humiliated enough we’ll store them, haphazard, haphazardly in still working offices, serving civilising and deficit companies en route to zero.
Mind you, it’s not the end of the world. But this world can only save itself, i.e. restore its lost spiritual and material balance, in two ways, whatever form they might take :
- either buttress on conservatism, classicism, old lamps and rediscover the XXth century, and that includes the sacrifice of the entire youth whose spirit is stalled.
- Or launch a Revolution, get rid once and for all of systems, disciplines, economies, precepts and laws, gloriously consecrated by bankruptcy, war and misery : this time the word and above the action will belong to the youth.
Hence two processes, of a tragic scale – both possible. In the first one, there will be, if I may say so and I may, “senilization” of the youth to the benefit of the established order, or worse, of an outdated order we would be supposed to go back to.
In the second case, there would be renewal of the whole society, to the benefit of an order yet to be established. It’s for the youth, a question of presence or absence.
The real age of man – nothing to do with civil status ! – this real age is defined by the action of the Spirit on the Matter. Is the spirit acting efficiently on the matter ? Is it forcing the matter into new forms ? Is it drawing from it unknown fruits ? We’ll say it’s young, we’ll say it’s creative. On the contrary, is the spirit moved by the existing matter ? Is it yielding to its injustices and deformities without rebellion ? We’d say it is old if not mortal. Nowadays, at the very time when all the capacities and all the rapacities contrive to repair a societal machine which has reached the end of its journey, repairing is not needed anymore, creating is. Inserting a new spirit in a new matter. And that’s what would be the epic role of contemporary youth, the role its been refused because it’s a dangerous one, and because old people, hidden behind their respective powers – executive, legislative, judiciary, clerical, academic and scholar – abhor creation and danger. They would have the whole youth imprisoned rather than let it create. No one dares to open the mousetrap. Or when they open it, they’ll see some pale citizens, polites and malnourished, with eyeglasses and bald, ready for any job, betrayal included. But beware if in the meantime, the cage bulkheads explodes…
And on top of this, modern youth has no ideal to accomplish. The one of 1830 fought for liberty, the one of 1848 for universal suffrage, that of 1900 for Dreyfus, that of 1915 for an atrocious illusion. All of this is outdated. There is nothing left. Nothing human. But one has become really difficult, tragic, that it’s acquiring the value and force of an ideal : to live in accordance with one’s consciousness, not just with dough …
Youth ? All is closing shutting down when it comes. And it will not open anything, but by forcing locks. But youth is alone. Alone in front of the obstacle. Alone before the future. And here’s maybe its worst distress.
Un effort, n°48 (Cairo, November 1934)
Translated from the french by Marielle Morin and Jean Colombain