L'INCOMPATIBLE
by Georges Henein
‘…What’s Hecuba to him, or he to Hecuba
that he should weep for her…’
(HAMLET, Acte II, Scène 2)
pour IKBAL
l'INCOMPATIBLE
Une femme est à son comble à l'heure où, pareille au lierre qui dévide une maison grimpante, elle défait d'un geste circulaire et harmonieux le seul être qui lui convint.
C'est alors qu' il est permis et donné de la suivre, dans la mesure même où toute suite est exclue.
Exclue comme le veuvage de l'épave, comme le regard seul dans son couloir final, sans vis-à-vis, sans une image à serer, sans un cri, les poings livrés.
Spirale expirante dans sa crinoline de petits mots gardés à vue. - on se bercerait à moins, on nommerait à moins cette femme par son nom calme, par l'ilôt noir de son refus, on la nommerait par sa taille de rivière franchie d'un saut, par son désir de n'être plus.
Reprenez cette fenêtre, reprenez cette pâleur qui se voit de trop loin – route poignardêe entre deux vi1les néfastes - reprenez l'affreuse économie des visages, et que l'équinoxe dicte le tout dernier.
Ici réside l'incompatible.
Ici l'on se fatigue bientôt de mourir.
II
Ce n'est pas la pointe d'un sein qui se dresse en rase compagne. Ce n'est pas cette maison de mousse où l'on aimerait s'étendre pour un court repos, malgré l'inquiétant aparte de l'heure.
C'est la désolation, la grand désolation de qui prend goût à l'hostilité détournée mais
tenace que lui vouent les formes les meubles, les plantes, les idées. Plus le cercle se resserre et plus la vue se dégage. Les choses auxquelles nul n'a plus droit assument un relief désespéré. Dès que l'on s'avise de la présence du tourment, il est déjà trop tard pour décrire.
L’être désaccordé n'arrive pas à saigner. Dans un coin, une harpe molle rend tout mouvement incertain, difficile, quelconque.
C'est le tourment qui est entré avec cette femme que je croyais une visiteuse lisse comme la main. Ou peut-être une cliente doucement en (line of text missing) femme que je croyais une visiteuse lisse comme la main. Ou peut-être une cliente doucement en suspens à laquelle il ne faut rien proposer et qui d'elle-même ira s'accoupler à l'objet le plus imprégné de son innocence. Mais cet objet n'existe pas. L'erreur est belle. L'être frappe d'interdit n'arrive pas à saigner.
Cette femme, cette erreur, ne vont de pair avec rien. L'éclosion du geste se fait selon les lois inédites de l'ignorance. Le Rideau tombe au moment où l'on apprend enfin à se pencher au dehors.
On ne va de pair avec rien, on ne trouve grace à rien et auprès de rien. On ne comprend rien à ce rendez-vous au pied du cerne tremblant de vos yeux, on rêve double. On voit simple. On est condamné à l'inadvertance, à la fleur surprise de l'inadvertance qui s'étiole au moindre regard juvénile.
Femme rassurée par la solitude, femme contre laquelle les lèvres s'écrasment avec un bruit de pas sur le sable. Mais même ce malfaiteur. Cette ultime tentative de bien-être n'est pas à la mesure du délabrement des lieux...
(line of text missing)
ultime tentative de bien-être n'est pas à la mesure du délabrement des lieux ...
Le sang non versé se paie à prix d'exil. À prix d'éloignement souriant et sans remède.
Entre la harpe molle dans un coin et la visiteuse restée immobile, une un araignée pose un long réseau d'hostilité narquoise.
III
Même à l'intérieur de nos demeures, il est parfois difficile de s'orienter. Un ami très cher s'est ainsi laissé surprendre par les glaces. ‘Pas de visites avant le printemps’ lit-on à sa porte. Sa souffrance est grande car il déteste l'imprévu. Trop de choses se passent à l'avenant. Dès que l'on s'attarde auprès d'un être ou d'un objet, dès que l'on suit des doigts la courbe d'un sein, la granulation d'un rire, d'obscures vendettas vous désignent. Qui respire s'accuse.
Une fillette saute à la corde sur une terrasse. Ne souffrant pas ce jeu, quelqu'un monte et coupe la corde. L'enfant continue à sauter. ‘Je suis, dit-elle, dans le domaine de l'invisible’. Un être à surveiller de près. Peut-être. s' il le faut, une amie ...
Comment ne pas rester rêveur quand on considère ses semblables? L'un demande de quoi écrire, l'autre recule devant une adresse. A l'heure de la fermeture, on en est au meme point.
IV
Les mains vides, tributaire d'un seule image, on devient un jour aventurier par défaut.
On croit qu'il suffit d'aller droit devant soi sans jamais rien nommer pour que s'accomplisse l'oeuvre du toucher. Mais un scrupule mystérieux coupe court à tous les gestes de capture. À tous les enlèvements.
On rôde autour d'une maison dont on s'interdit l'accès. Dans leur chambre, les jeunes filles défont leurs tresses devant un miroir où tout tiédit. On reçoit le déclic de leur brève nudité comme une balafre en plein visage. Qu'est-on venu chercher ici? Quoi? Quelle herbe miraculeuse? Quel être en suspens? Quelle nouvel1e patience? Cette fois, il n'est plus l'heure de s'abriter.
On s'éloigne sans donner l'éveil. On s'enfonce dans la montagne. On va saigner des
mains contre la roche brute, contre la dure paroi noire. Il faut maintenant s'appliquer à la Pierre, dernière identité permise.
AU PAYS DU FAIT EXPRES
Nous vivons des moments confus, On avait parlé de banquet d'adieu, mais notre reunion semble s'inspirer de causes plus obscures et, comme pour conjurer un secret menaçant, chacun s'emploie à créer de menues diversions.
Quelqu'un, à titre confidential, ràconte l'histoire de la bataille de Lépante.
Un homme, au terme d'une longue contrainte, desserre les genoux, s'écarte de sa voisine: il lui faudrait, de suite, 1e breuvage inerte d'un ventre sous la lampe.
On feint d'ignorer ses besoins et il s'éloigne pareil à un enfant boudeur; il devient dérisoire, minuscule dans la solennité du décor qui l'accable, - timide coup d'ongle d'impatience sur la hanche froide d'une statue.
Au-delà des bois, au casino des pirogues, la grande fatigue des presqu'iles nous est, d'heure en heure, plus sensible.
Les poignets bleuissent vite parmi nous et nul n'ose plus élever la voix tant les seins se moulent ici dans une fragilité lustrale.
Une fine sciure de regard se dépose sur tout ce qui a été désiré ce soir; demain passeront les balayeurs visuels avec leur air de reprendre ce qui n'appartient qu'à nous.
***
LE PARC DE SCEAUX
chevaliers soumis en vain
à l'épreuve du brouillard
pierres émaciées d'avance
figures de proue de la distance
à laquelle il est bon
que l'homme soit tenu
ici rien n'est périmé
le rêve est d'une seule pièce
et se pratique debout
comme la fidélité au geste rare
forte caresse sur quoi la main
n'a plus besoin de se refermer
ici rien n'est périmé
un long défi porté à l'abandon
fige les dernières tètes hautes
il n'y a plus d'étreintes brusquées
on ne reprend pas sa parole
LE PARDON DES CARESSES
dans l'éloignement ou je suis
le regard se prolonge d'une mort uniforme
qui n' est pas la cécité
dans l'éloignement où je suis
le sang est un village gris
qui se dérobe aux semailles
dans l'éloignement où je suis
je ne vois personne qui pratique
le pardon des caresses
on dirait que l'orage a tout repris
le sacrifice est rejeté
le sceptre d'ivoire s'est figé
dans une pâleur accrue
le pain sec ne franchit plus la gorge de l'enfant
………………………
cette place n'était pas à traverser
mais une femme s'avance
seule face au temps noir
ce n'est rien
c' est une passante fatiguée
qui pose la tête sur un socle vide
ce n'est rien
c'est la pureté de la dernière heure
qui doit se contempler avec des yeux troubles
POESIE DE l'IMPOSTURE
‘Gardez la monnaie’
dit l'un qui sondait les murs
à l'autre qui prétendait se mettre en marche
et tous deux semblaient soucieux
‘Gardez la monnaie’
dit la poussière à l'or
et tout monde dans la rue se retourna
comme s'il quelque chose
d'irrémédiable
‘Gardez la monnaie’
dit la patrouille en rentrant
car il était tard
il y avait eu beaucoup de morts
et c'etait le mot de passe
il faudrait mutiler les corolles qui s'ouvrent
fixer à pleine face
le bégaiement de la misère interrompue
il faudrait ...
et cela me rappelle un nom d'emprunt
valable pour toute une vie
et ce brouillard tiré par un bateau d'esclaves
et me rappelle un nom d'emprunt
viable pour toute une vie
et ce brouillard un tiré par un bateau d'esclaves
et le sentiment que seule la chute est possible
et qu'en elle
pour la première fois
les amants s'observent sans frémir.
LA FEMME INTERIEURE
Belle
Comme la foudre s'arrêtant à mi-ciel
Pour choisir son arbre
inconnue
proche à faire peur
rassurante pourtant
comme une halte en pays tempéré
feu de position
qui détient en sa pupille
la directîon de la nuit
friable
comme une poignée de mains
entre deux êtres sans avenir
dure
comme le commencement du monde
dure
comme le commencement du monde
visage dos
visible une fois par vie
en appuyant sur la gachette
LETTRE A UNE JEUNE FILLE
POUR SES DEBUTS
DANS LE MONDE
petite lagune
où déjà se précisent les étoiles
lagune du creux de la main qui ne relève
d'aucune soif
toutes les faces sont fixées
au même clou de pâleur
on feint de n'en rien savoir
mais le sang est en baisse aujourd'hui
on ne parle plus que de soi
les maisons sont à la mesure des hommes
- en retard d'un saccage salutaire
mais voilà qu'affleure en vous
le cours latent des choses
tracé à peine visible dans son caprice naissant
on pose la fenêtre avant le regard
l'hésitation avant la vie
il faut bâtir un visage comme on élève une ville
les oiseaux sacrés viennent de se prononcer
sur son emplacement
Georges Henein